Charlie Wellecam - Peintre

I am human, 2016, article pour mediactivist.org

"I am human"

 

Classique, le type approche, vélo dans la tourbe, pour demander une clope.
Questions habituelles : tu viens d'où ? Ça fait longtemps que t'es ici ?
L'anglais est archaïque, des deux bords, mais ça suffit, les gestes font le reste.
L'empathie s'installe au milieu d'un désordre vétuste et boueux. L'histoire se raconte avec des mots simples, des gestes simples. Des mots simples, des gestes simples, ainsi on comprend mieux toute l'horreur de ce que l'on peut voir sur les écrans, avec ce ressenti inconscient que tout cela nous est si distant.


Il s'appelle Abraham, il a 24 ans. Lui et ses frères ne voulaient pas devenir soldats, encore moins au service d'une idéologie dans laquelle ils ne se reconnaissaient pas. Lui était boxeur, "good, good boxer" me dit-il, "but now ..." puis il montre son corps et les larmes montent. Ils se sont faits capturer par Daesh, agenouillés de force dans le sable, il a vu son propre sang, sa propre chair se faire décapiter sous ses globes exorbités.
C'était bientôt son tour, mais un hasard a voulu que l'un des soldats, à l'écart des autres, dans un sursaut d'humanisme miraculeux et téméraire, l'aide lui et deux autres à s'enfuir.Huit jours dans le désert, les balles d'AK47 à sa poursuite. Les deux autres, devenus amis, sont fauchés par elles, les corps tombés à ses cotés. Encore une fois, il parvient à fuir.
Sans eau, il finit par perdre conscience, perdu au milieu des dunes.


Il se réveille dans un véhicule se dirigeant vers la côte, des gens l'ont ramassé ; encore une fois, coup de bol ou miracle, incertain. De là, il rencontre d'autres "migrants" et prennent un bateau pour tenter de rejoindre l'Europe. Un bateau, "... A boat", sourire en coin.
La main rejoint la bouche comme pour mimer, il souffle de longues secondes puis s'arrête, et dit : "Ten days". Les types ont passé dix jours en mer à ramer avec leurs mains et à regonfler sans discontinuer ce "bateau". Deux personnes meurent, ils ont bu de l'eau de mer, le démon de la soif plus fort que la raison. Il ne me dit pas ce qu'il advient des corps, pas la peine d'extrapoler à l'hollywoodienne, peut-être ont-ils rejoint le musée sous marin de Jason deCaires Taylor.
Heureusement un vaisseau de la Croix Rouge sillonnait les vagues alentours, ils leur apportent des provisions, de quoi finir la traversée. Et puis le reste prend corps aisément, de camion en camion, il s'est retrouvé là, espérant prendre le dernier pour une terre où il aura le droit de demander asile et où on ne pourra pas lui refuser, l'Angleterre.
Il me parle d'ici, Calais, et me parle de la police. En prononçant ce mot il fait la comparaison avec son pays, il mime le fusil, "one Bullet", il tire, "Dead". "Here (en France)", toujours le fusil en main, il tire, "gas" il mime la toux, "same, same" puis en se désignant, "animal" il tend les bras, paumes des mains vers le ciel, "I'm human".
Le regard dit tout, et ça je ne peux pas l'écrire, il transcende les mots.

 

Il me montre les traces de supplices qui parsèment sa peau, blessures de machette sur le crane, le visage, le poignet.

"I'm human", me répète t-il. Ca je le sais bien, je le reconnais, lui, comme un des miens, évidemment, pas besoin de le formuler. Pourtant, il le répète encore et encore le long de son discours. Je comprends alors qu'il n'y a pas de distance. Moi aussi j'ai fait de la boxe, moi aussi j'ai voulu faire des études, moi non plus je ne voulais pas être soldat, mais moi, mon histoire est différente. Alors, quand le mec me dit qu'il hait sa vie, qu'il se sent comme une merde, ce qu'il répète à plusieurs reprises, là, c'est véritablement moi qui me sens comme une merde. Si le sort en avait été autrement, ce mec, ça aurait pu être moi ; seulement moi, je ne pense pas que j'aurais pu traverser tout ça. Abraham a le regard du battant, de celui qui se relève quoi qu'il arrive, de celui qui porte la flamme de l'espoir et de la bonté en son coeur. Pourtant là, je le vois, et ses jambes ne semblent plus vouloir le porter. Le soir, quand j'essaie de dormir, me dit-il, je n'y arrive pas, je ferme les yeux et je vois la mort: "I can't sleep, dead peoples, dead brothers";
Le même regard qui accompagnait : "I'm human".

8 mois, il est parti il y a 8 mois. Puis il me dit que ça fait 4 mois et 15 jours qu'il est à Calais.

On croise des anglais, une association présente sur place. Au fil de la conversation, on nous dit que le gouvernement de sa majesté verserait des fonds à notre pays pour renforcer les contrôles ici et empêcher le passage autant que possible.

Le soir, on se retrouve à déambuler dans les méandres de constructions de bois et de bâches, prendre un café dans un rad ou un autre et voir des moments de vie qui dénaturent l'impression première. Microcosme légitime. Vient le moment de se quitter.


En sortant de la jungle pour rejoindre la voiture, je me retrouve à suivre le chemin qu'empruntent les « déracinés », comme je préférerai les nommer. Eux vont tenter leur chance comme on dit ici, rejoindre le car ferry, tenter la traversée. Et puis tout d'un coup, mouvement de foule, je me retrouve dans un groupe qui retourne vers la jungle, un camion de police tous phares allumés, les CRS marchant à coté, lacrymos et lampes torches à la main, « go back ! »
Légère cohue, on ose pas aller à l'encontre pour pas foutre la merde. Avec Ced, le photographe, on s'assoit sur le trottoir. Le camion arrive à notre hauteur, appel de phares. « On est français », ici, c'est comme sortir un laissez-passer. La discussion s'engage et reste cordiale, chacun essayant de comprendre l'autre. Les gars sont là pour appliquer les directives et restent vagues sur le reste. L'échange se termine et l'un d'eux tente une vague réplique moralisatrice quand à la gestion de notre temps de travail. Je réponds :
- On a tous un rôle...
- Faut avoir le temps !
- Non, il faut le prendre le temps, Monsieur l'agent. Voir ce qu'il y a derrière l'écran c'est intéressant aussi.
Malgré tout, on ressent que les tensions de ce lieu sont bien présentes et quelque part justifiées, des deux bords.
Mais quand votre quotidien ne vous donne plus le sentiment d'être humain, lorsqu'on vous traite comme un animal et que vous vivez ainsi, alors n'est-il pas parfois logique de penser et d'agir en conséquence ?
Pourtant, ce n'est pas le sentiment que j'ai eu là-bas. L'esprit et sa flamme perdurent et il n'est pas rare de croiser des sourires, le respect, là où il n'y en a pas toujours en retour. Entendre de la musique, voir danser, chanter et ressentir une joie éphémère dans un point de passage chaotique, perdu au milieu des dunes.